Alain de Filippis, Luc Kerléo, Sophie Gosselin
Entretien
Cet entretien s'est déroulé au domicile du
compositeur, dans son salon, parmi des rayonnages de livres, des rangées
de disques, un phonographe et plusieurs enceintes, haut-parleurs et points de
diffusion sonore. Il est fait mention à plusieurs reprises de
"l'expo". Alain de Filippis fait alors référence
à un exposition itinérante qu'il a déjà
présentée à plusieurs occasions. Y est montré un
ensemble de "machines" à bruits qui se présentent comme
des boîtes en bois contenant des mécanismes grossiers:
mécaniques de vélo, sonnettes, billes, transmissions à
courroies, ustensiles ménagers détournés. Ces
mécanismes, actionnés à la main, produisent chacun un son
ou groupe de sons qui rappellent les pistes sonores que développe Alain
de Philippis dans son travail plus spécifique de composition. Ces
montages s'allient à de petites pancartes et inscriptions comportant titres
et commentaires. Le tout est d'une tonalité nettement humoristique,
d'une fausse naïveté peuplée de clins d'œil à
différents attributs que l'on prête habituellement à la
"grande musique".
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L.K. : Pour ce
second Rendez-vous des nouvelles musiques contemporaines tu nous proposes une installation/performance
autour de tes machines. Mais cette fois ce ne sont plus des machines que tu as construit
toi-même, ce sont des vieilles machines (phonographe etc…) que tu
réutilises pour produire ce que j’appelle des « figures
sonores »,
c’est-à-dire les effets que l’on retrouve actuellement dans
les studios (montage, mixage, effets de réverbération,
d’écho, de langer etc…), des effets anachroniques par
rapport aux machines avec lesquelles tu les produis.
A.F. : Oui,
j'ai réfléchi hier,
pour essayer de définir le projet, et je ne l'avais pas exactement
pensé sous cet angle là. C'est intéressant d'en discuter.
En même temps..., je vais répondre oui-et-non. C'est-à-dire
qu'il y a trois points: le disque et le tourne-disque, qui pour moi sont des
éléments très importants, tant visuellement qu'au niveau
sonore. Ça, c'est le premier élément. Ensuite il y a le
travail sur le disque.
Donc là c'est à la fois un clin d'oeil à tout le mouvement
DJ, mais un regard décalé puisque j'intègre un phonographe,
qui lui est totalement mécanique. Donc c'est une autre forme de DJ. Et
le troisième point, effectivement, c'est le studio que je relie
à l'origine de la musique concrète avec le sillon fermé du
disque, puis avec
les effets que tu citais. C'est la réunion de ces trois
éléments-là.
S.G. : Donc c'est le
disque, en fait, qui est central.
A.F. : Oui le disque
est central. Le disque m'interpelle toujours, tant pour le contenu que pour
l'objet, que pour toutes les variations que l'on peut faire autour: la pochette
que je collectionne par exemple. J'aime aussi les disques-objets, les
« picture-disc ». Et puis c'est surtout le premier
support d'enregistrement qui ait existé dans l'histoire.
S.G. : Cet
intérêt pour le disque comme support d’enregistrement a-t-il
un rapport avec l’inscription de ton travail dans la tradition de la
musique électro-acoustique ? Car la pratique de la musique
électro-acoustique repose essentiellement sur l'enregistrement. Comment
fais-tu le lien entre le fait de présenter des machines qui ont permis
à un certain moment l'enregistrement et la diffusion de
l’enregistrement et ton rapport à cette tradition musicale ?
A.F. : Mon
problème c'est que je ne me reconnais pas dans cette tradition
musicale-là. J'ai un rapport étrange à la tradition
parce que je suis autodidacte. Ma formation, elle est là (il désigne des
rangées de livres) et là (il désigne des rangées de
disques). J'ai appris par les livres et par l'écoute intensive de
disques pendant des années et des années. A une époque je
vivais avec deux-mille francs par mois en fin de droits au chômage. Je
passais huit heures par jour à écouter de la musique. Et un jour
il y a eu le déclic. J'ai écouté un disque précis
qui m'a dit " maintenant il faut y aller".
S.G. :
C'était lequel?
A.F. :C'était
« Esquimo » des Residents. J'ai entendu ce disque et je me
suis dit "Bon sang mais c'est bien sûr. Si ça c'est de la
musique je peux en faire". Et là je suis passé à
l'action. Et après j'ai toujours travaillé en autodidacte dans
différents projets. Mais toujours en-dehors des circuits
autorisés de la musique concrète, de la musique
électro-acoustique, de la musique acousmatique et tout le reste. Et je
me suis toujours mis en porte-à-faux parce que je ne me reconnaissais
pas dans cette communauté musicale.
S.G. : Et au niveau
de ton travail...
A.F. : J'appliquais
les mêmes techniques.
S.G. : Mais il
s’agissait pour toi aussi de produire de la musique ?
A.F. : Oui, pour moi
c'était vraiment de la musique. En tant qu'auditeur, c'était intégré.
Ça rentrait dans la même logique. Quand j’écoutai les
disques que j’achetai, je cherchai quelque chose de spécifique,
mais je ne savais pas exactement quoi et ne parvenais pas à l’entendre.
Évidemment, c'était une quête un peu dérisoire. Je
ne trouvais pas, donc c'était à moi de faire le travail. Et ce
que j'ai fait jusqu'à présent ne rentre pas du tout dans les
canons esthétiques autorisés de la musique concrète et
ainsi de suite.
S.G. : Et c'est quoi
que tu cherchais à faire, que tu n’arrivais pas à entendre
et que tu allais chercher ?
A.F. : Difficile
à dire, parce qu'il y a plus de vingt ans de travail. C'est difficile
à synthétiser mais... des choses que je n'entendais pas dans la
musique concrète notamment: pas de rythme, pas de mélodie, pas de...
(un son de CiBi sort
d'un des haut-parleurs qui se trouve dans le salon)
... ah,
ça c'est quand il y a de la
CiBi qui passe dans le quartier. A la limite s’il est
enregistré et qu'il n’y a pas de voix par-dessus ça
m'intéresse de le récupérer.
S.G. : C'est pas mal
ça. Donc là c'est un dispositif que tu as construit pour...
A.F. : Je ne sais
même plus où remonte l'idée du projet. Parce que je suis
sur beaucoup de pistes en simultané, alors c'est difficile des fois de
garder le fil dans la logique.
Une des pistes pour monter le
projet c'était les concerts de musique électro-acoustique:
diffusion sur haut-parleur. Moi j'ai toujours un problème avec ce mode
de diffusion, le
procédé ne me suffit pas, ne me convient pas, par
conséquent je ne diffuse pas. L'idée, c'est de trouver quelle
accroche visuelle, quelle accroche « spectacle » je peux
mettre pour rendre cette musique attrayante à un public plus large que
le public des habitués ou des pratiquants. Je m'étonne
toujours de ce que la musique expérimentale ou la musique
concrète n'intéresse que ceux qui la pratiquent. Je me dis qu'il
y a un problème quelque part au niveau de la communication avec le
public, parce qu’il y a des musiques qui valent vraiment le coup
d'être entendues, et par un public beaucoup plus large. Je dirais que ce projet-là
a pour but de répondre à cette problématique. Comment
s'ouvrir à un nouveau public en lui amenant les clefs, qu'elles soient
visuelles, qu'elles soient... Tout reste à définir. Là
c'est une proposition comme une autre, comme mon expo est une réponse
aussi à cette problématique.
S.G. : Donc à
un certain moment tu as voulu penser aussi comment présenter la musique;
l'espace de présentation de la musique; et plus seulement la production
de pièces.
A.F. : ...pour elles-mêmes.
Même si il faut que je retravaille dans cette direction-là si je
veux diffuser mon travail de composition, parce que ça reste quand
même mon travail principal. Mon travail de composition est celui qui
se fait en studio.
Les produits qui sortent finis du studio. Mais si je veux être plus
largement diffusé, il faut aussi que j'accepte partiellement ce mode de
diffusion. Donc à moi de réfléchir et de trouver une forme
qui me convienne. Car je diffuse peu mes compositions en fin de compte. Je
diffuse l'expo; je diffuse ce projet-là.
S.G. : Ces genres
de musiques ont ceci de
spécifique qu'il n'y a plus vraiment de musicien,
d’interprète, qui performe.
A.F. : Oui, tout est
fait au préalable.
S.G. :Donc ça
oblige à repenser complètement l'espace de diffusion, à
penser le rapport au public, à produire une situation
d’écoute.
L.K.
:D’ailleurs, au niveau de l’écoute, je trouve que tu produis
un effet assez frappant : tu t’intéresses à ce que je
continue à appeler certaines « figures » de la
musique électro-acoustique. Par exemple, si on regarde au niveau de la
musique pop. Habituellement ces musiques utilisaient la technologie
à-peu-près autant que la musique électro-acoustique.
Simplement, la marque spécifique de la technologie y apparaît
d'une façon beaucoup moins frontale, et souvent beaucoup plus
discrète. Dans la pop, il s’agira plus de faire des corrections,
d’accentuer certains aspects, que d’utiliser
l’électronique comme moyen d’expression musicale. Alors que
dans la musique électro-acoustique, on produit des figures sonores
spécifiques à l’électronique. L'intervention de
l'électronique sert à produire des figures sonores, des sons qui,
par exemple, n'existent pas sans l'électronique. Et toi tu captes
complètement ça, mais là où tu te dissocies c'est
par rapport au corpus de la musique électro-acoustique, au
côté savant de la musique électro-acoustique.
A.F. : Oui. Et en
même temps, je suis partiellement d'accord avec ce que tu dis par rapport
à la pop, parce que fût un temps, fût une époque
où la pop intégra l'électronique et tous les effets
amenés par la musique expérimentale. C’est elle qui les a
propulsés. Il fût un temps aussi, où
l’électronique était employée comme un moyen
d'expression. Par exemple, c'est la pop qui a popularisé les
pédales d'effet. C'est pas Stockhausen, même s’il les a
utilisées le premier. C'est resté confidentiel. Tandis que la pop
les a portées au grand jour. Jimi Hendrix a fait sa carrière sur
les pédales d’effet. Et avec, il produisait des figures sonores.
Je crois que c'est aussi une question d'époque. Les années
soixante-dix c'était une époque où on expérimentait
dans la musique populaire. Et après c'est retombé. Après, ça s'est
dilué et maintenant c'est devenu des effets de studio pour mettre une
couleur ou ci ou ça, mais sans plus.
L.K. : On pourrait
aussi parler de ce qu'on appelle maintenant les musiques électroniques,
qui sont un dérivé de la house et de la techno, et qui vont faire
un appel massif à l'électronique, mais pour produire des ambiances
plutôt que des figures. Ce que je trouve frappant dans ton travail c'est
justement la présence de figures. J'entend par "figures"
des unités sonores. Dans une trame musicale tu as une intervention d'unités-son,
qui ne sont pas là pour des questions de rythme, de tempo,
d'articulation musicale, mais qui arrivent presque en tant que image sonore.
Par exemple, dans "Petites Musiques de Bruits" - et c'est une chose
que j'ai déjà entendue dans la pièce qui était
produite par Metamkine - c'est la position d'écoute qu'on a, qui est
assez particulière, dans le sens où on ne baigne plus dans la
musique. On bascule d'une réception musicale à une
réception imagée. Non pas une réception imaginaire, mais
une réception d'images.
A.F. : Images dans
le sens de « cinéma pour l'oreille », par exemple.
C'est une formule que je reprends souvent.
L.K. : Oui, mais
dont les personnages sont des patterns musicaux, des motifs musicaux. Par
exemple, par moments, dans ta pièce, tu fais intervenir des pompes de
fanfares. Mais un amateur de fanfare ne pourrait pas l’écouter
comme il écouterait une fanfare.
A.F. : Parce qu'il y
aura les parasites des autres motifs devant.
L.K. : Oui, et je
pensais aussi à l'irruption de l'électronique et presque de la
mécanique de production sonore. La signature est dans ce son presque
nasillard, presque le son du téléphone, qui ne va pas nous amener
le son de façon transparente. Comme si, au contraire, le son
était capté, que la mécanique s'amusait un moment avec et
ensuite le rediffusait. Et nous, en tant qu'auditeurs, on reçoit le
résultat de ce jeu de la « mécanique ».
A.F. : C'est vrai
que j'y ai pensé à un moment donné quand j'ai fait un
morceau où j'ai rajouté délibérément du
souffle et des craquements de disque. Le morceau était clean au départ et
c'était comme si je passais du papier de verre par-dessus pour lui
donner une couleur. Quand on l'entend, on entend du souffle et des
crachotements, mais on ne sait pas si c'est d'origine ou pas. Alors que
ça n’est pas d'origine du tout. Ça produit un son qui
emmène tout de suite l’oreille. Et c'est encore plus flagrant avec
le soixante dix-huit tours et sur le gramophone. C'est un son qui a une
couleur. Avec un soixante dix-huit tours, tu as l'impression qu'il y a de la
poussière dessus comme si c'était dans un grenier. Et le
vinyle (qu'on
trouve sur le CD maintenant) joue
comme une image, je sais pas comment la définir... peut-être un
peu comme la Madeleine de Proust, cet élément qui te fait basculer dans une
autre époque, dans un autre temps. Car le vinyle aujourd'hui, en-dehors
de l'usage des DJ, n'est plus du tout utilisé. On écoute le CD,
le sampling etc…
S.G. : La
machinerie est présente dans le son. Avec toute la technologie, la sophistication de la
technique moderne on oublie, on finit par oublier qu'il y a toute une
machinerie qui permet cette écoute. Ce que je trouve intéressant
dans ta production, c'est tout ce travail autour de la pièce, sur la
machinerie : montrer la machinerie qu'il y a derrière. Tu mets en
perspective la question de la technique à travers l'anachronisme (dans
l’utilisation d’outils d’une autre époque pour
produire de la musique contemporaine). Tu désacralises un certain
rapport à la technique. On essaie de nous faire croire à une espèce
de puissance magique de la technique à laquelle seule une
minorité (les scientifiques) auraient vraiment accès. Nous
devrions nous contenter de consommer ce que cette élite produit pour
nous. Et nous oublions qu’il ne s’agit que d’une accumulation
de choses simples. J'étais très surprise en voyant tes machines
à bruit à Résonances par l'humour, par la présence
de l'humour dans ton travail. L’anachronisme et l’humour
opèrent une combinaison vraiment forte de désacralisation.
A.F. : Actuellement
la technique c'est le dieu, le nouveau dieu numérique, et-ci-et-ça…
S.G. : Et là
toi tu renverses complètement la chose, par l'humour et par
l'anachronisme, en utilisant des vieux outils pour montrer que tout ça
n'est qu'une machinerie.
A.F.
: Oui. C'est lié à mon parcours aussi. C'est vrai que
j'étudie, que je m'intéresse au son depuis vingt-cinq ans de
manière très fouillée. Je me rends compte que c'est
uniquement des technologies qui passent. L'une chasse l'autre, et ainsi de
suite. Mais c'est la même chose. Entre un phonographe et un ordinateur
dernier cri qui fait des trucs en quarante deux bits ou je ne sais quoi, il
n’y a pas de différence. Il n’y a pas plus de mythe d'un côté
que de l'autre. Ce qui est intéressant c'est de jouer avec tout
ça. Dans l'expo c'est ça. Mais en même temps l'expo a
plusieurs niveaux de lecture. Elle peut être visible au premier
degré. Pour ceux qui ont des connaissances, il y a des clins-d'oeil
cachés au deuxième degré. Je ne sais pas si vous vous
rappelez du « Froufrouteur », une caisse debout avec une
baratte, avec une manivelle, en bois un peu vermoulu. Ça s'appelle le
« Froufrouteur » ; c'est le nom d'un des bruiteurs de
Luigi Russolo en 1914. C'est un clin-d'oeil appuyé. Comprend qui veut/
Comprend qui peut, on n'est pas obligé. Mais Il y a une deuxième
lecture de l'expo si tu as les références. J'aime bien, toujours,
les imbrications multiples dans le travail.
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S.G. : Est-ce en
lien avec ton projet de faire une encyclopédie des expériences de
découvertes sonores ? Qu’est-ce qui t’as
amené à développer cette idée de faire une
encyclopédie ?
A.F. : Bonne
question. Ça a commencé quand j'ai lu un livre de Michel Chion,
sur la musique électro-acoustique dans les Que sais-je. Il y a une page
où il cite beaucoup d'expériences faites au vingtième siècle.
Il cite des noms, des noms qui étaient inconnus pour moi à
l'époque, des personnes qui ont inventé des instruments de
musique électronique et des trucs comme ça. Mais ça tient
sur une page dans un Que sais-je. Ce n’est pas beaucoup. J'ai voulu en
savoir plus. A la même époque, j'ai lu "l'Art de Bruits"
de Luigi Russolo. Dans la préface, il y a beaucoup de
références qui renvoient à John Cage et aux
conséquences qu'a eu Russolo sur la production musicale du
vingtième siècle. J'ai commencé à lire beaucoup de
choses sur le sujet, à dévorer des livres dans les
bibliothèques etc... Quand c'était pertinent au niveau du contenu
je photocopiais. Et puis les piles de photocopies ont commencé à
augmenter ainsi que les livres selon ce que je trouvais. J'ai commencé
à faire des listes: telle année il s'est produit tel truc. Je
mettais en rapport des choses qui n’étaient pas en rapport
à l'origine, mais qui ont eu lieu la même année ou dans la
même décennie? Puis j'ai commencé à avoir une pile
de fiche énorme. Je notais mes sources dessus, pour savoir quel livre
contenait ces informations. Je mettais juste l'année, le nom et le titre
de l'œuvre. Et le jour où je me suis équipé en
informatique, je me suis dis que j'allais faire une base de données de
tout ce que j'avais. C'est là que le projet est né
concrètement. Quand la base de données a commencé à
prendre forme, une logique s'est installée, et puis d'un seul coup
ça a pu devenir une encyclopédie multimédia.
S.G. : Ce qui me
paraît intéressant et singulier dans ta démarche,
c’est que tu te sois penché sur les expériences de
productions sonores liées au développement
technique-technologique et pas tant à l’évolution des
instruments de musique.
A.F. : Au
début, je choisissais les éléments plus par rapport
à des parti-pris ou à des choses audacieuses qui étaient
faites pour un contexte historique donné. Par exemple, Russolo est le
premier a avoir intégré du bruit dans la musique, à avoir
dit que le bruit aussi c'était de la musique. A l'époque, juste avant la
guerre quatorze, c'était une proposition très audacieuse. Par la
suite, j'en ai trouvé beaucoup d'autres du même genre
L.K. : A propos
d'audace, cela me fait repenser à quelque chose dont tu parles de temps
en temps. Des personnes t'ont dit un jour qu'ils estimaient que ton travail
était « réactionnaire », que c'était
réactionnaire de faire de la musique électro-acoustique avec des
vielles machines, à l’ancienne.
A.F. : C'est une
anecdote que je t'ai cité ? ça n’était pas aussi
virulent que ça. On ne m'a pas traité de réactionnaire,
sinon j’aurai beaucoup plus réagi à ce moment là.
L.K. : Ils
disaient que c’était passéiste, quelque chose comme
ça.
A.F. : Oui, à
Vandoeuvre. Vandoeuvre-les-Nancy a co-produit « Petites Musiques de
Bruits ». « Petites Musiques de Bruits »
à l'époque c'était l'exposition, qui était à
Athénor l'autre jour, et un concert, qui n'a eu lieu qu'une fois:
à Vandoeuvre-les-Nancy, seule et unique représentation. Et donc
là le parti- pris était poussé assez loin. Il y avait la
musique du CD diffusée sur un orchestre de haut-parleurs "faits
maison", qui ressemblait à l'expo que je vais présenter pour
APO 33, avec un certain nombre de choses, des tubas avec des haut-parleurs
dedans etc... Et puis deux personnages, Martin et Mathurin, qui existent déjà
dans d'autres spectacles de théâtre, mais qui ne sont pas connus
du tout. Et donc, nous faisons un concert à Vandoeuvre-les-Nancy,
puisque Vandoeuvre-les-Nancy co-produisait. Et le concert, c'était
"Martin et Mathurin font de la musique en play-back". Donc, assumer le mot play-back
pour de la musique qu'on traite d'électro-acoustique,
déjà, c'est resté un peu coincé. Ensuite le concert
commence. Martin et Mathurin sont deux personnages un peu paumés. On ne
sait pas vraiment de quelle époque ils sont, mais c'est deux
largués, des personnages façon théâtre, mais qui
sont décalés. Ils faisaient les idiots pendant que la musique
passait en play-back. Ils faisaient une gestuelle comme s’ils jouaient en
direct la musique qui passait en play-back. La salle était remplie. Une
des idées de mise-en-scène, qui a lamentablement
échoué (mais ça c'était sur le plateau donc c'est
de notre faute) consistait, au
moment de l’entracte annoncé à l’avance pour me
permettre de changer une bobine, de faire revenir le public à sa place
au moment où il était sur le point de sortir de la salle.
C’était un geste humoristique. Manque de chance, j'ai raté
le temps de changement, et les personnes ont toutes eu le temps d'aller au bar.
Alors on est retourné avec les personnages dans le hall pour faire un
rappel, pour dire "ça recommence". Et là, un tiers du public seulement nous à
suivis. Ce n’est que à la fin, au moment du salut, que je
m’en suis rendu compte. Car c'est au moment du salut, quand la salle se
rallume, que tu découvres le public. Et là j'ai vu le même
public que celui présent sur les autres spectacles liés à
ces personnages, les spectacles des compagnies de théâtre avec
lesquelles je travaille : un public familial, parents-enfants,
c'est-à-dire que c'est les enfants ayant vu l'expo dans la semaine ont
ramené leurs parents au concert. Et tout le public
spécialisé de Vandoeuvre-les-Nancy, qui fait quand même les
deux bons tiers du public de Vandoeuvre-les-Nancy, n’est pas redescendu.
J’ai été très critiqué après
ça, parce que je désacralisais la musique contemporaine.
S.G. : Mais c'est
ça qu'il fallait faire.
A.F. : Ah là
c'était des discussions... Moi ça m'a vraiment plu. Deux mois
après j’ai envoyé une cassette de ce travail à
Jérôme Noetinger, de Metamkine qui connaît mon travail
depuis 1986. Je voulais savoir si il était intéressé pour
produire un disque. La réponse qu'il m'a faite m'a beaucoup
bousculée. Il m'a dit "ah bon, c'était dans le concert
ça?". Il n’a rien entendu de la musique tellement les images
du concert l’avaient mis en colère.
S.G. : Il semblerait
que même le milieu des musiciens dit
« underground » produise des canons assez stricts,
presque des dogmes qu’il faut accepter pour être reconnu ?
A.F. : Il y en a
assez de ces canons. Ça, c'était bon pour les années
cinquante. Nous sommes en 2002. Il faut passer à autre chose.
L.K. : Tu dis
qu’il faut passer à autre chose et en même temps tu utilises
le disque comme objet de travail. Ce qui compte, en fait, c’est la
manière dont tu utilises les outils à un moment donné,
comment tu te les réapproprie. D’ailleurs, dans ton travail, tu présentes
sur un même plan le résultat musical et le processus de travail
avec l’utilisation des machines qu’il requiert.
S.G. : C'est en
cela, je pense, que ton travail remet en question les frontières de
la musique. Tu
intègres une réflexion sur la production musicale et sur les
outils que tu utilises dans ta propre production.
A.F. : Oui, ce
n’est pas nécessairement conscient. A la fois ce n’est pas conscient, à
la fois c'est un jeu.
S.G. : Oui, mais
c'est très proche d'une démarche en arts plastiques où on
tu apprends à réfléchir aussi sur comment tu produis, sur
l'espace que tu produis, sur les outils que tu utilises pour ta production. Il
n’y a plus seulement l'objet produit. Il y a une réflexion sur
comment est produite une pièce d'art. Je trouve que ton travail -c'est
pas forcément voulu - se trouve vraiment à cette
frontière-là, à ce point d’ouverture de la musique
sur les arts plastiques. Comment te perçois-tu ? Comme un
compositeur-musicien ?
A.F. : Oui, mais
en même temps je me sens un peu « le cul entre deux
chaises » dans les formes de représentation que je peux
donner à ma musique. C'est une expo. Alors je suis quoi? Je ne sais pas
trop. Mon projet autour des disques, je ne sais pas encore non plus: est-ce que
c'est un concert, une installation. C'est entre les deux mots. Installation, c'est plus vague,
donc c'est plus facile de le mettre dans cette case-là. Je me revendique
surtout de compositeur, parce que j'écris avec des sons. Mais dans la
diffusion, je suis « le cul entre deux chaises ». A
Vandoeuvre-les-Nancy j'étais comédien sur une scène. Donc
à chaque fois ce sont des choses qui viennent d'ailleurs, qui sont
collées. Je cherche toujours la place idéale. Je ne l'ai pas
encore trouvé.
L.K. : D'ailleurs,
c'est assez intéressant, comment un ensemble fonctionne par une
cohérence qui n’est pas annoncée, qui est autonome, et qui
n'est pas rattachée à un corpus. Je pense que si on aborde ton
travail sous l'angle des arts plastiques, avec les critères actuels, on
peut se dire "ah, tiens, là tel détail, c'est pas bien,
etc.". Si venant de la musique électro-acoustique on adopte la
même grille de lecture, ce sera la même chose, on captera un
certain nombre de détails. Mais en fait, c'est une pratique qui produit
une sorte de cohérence autonome, et qui n'est plus une cohérence
qui se rattache à un corpus.
A.F. : Qu'est-ce que
tu appelles un corpus?
L.K. : Le corpus de
la musique électro-acoustique par exemple.
A.F. : C’est l'expérience qui a fait que j'ai jamais eu de
contact, ou très peu de contact, avec le corpus officiel,
l’institution subventionnée: INA-GRM, GMEB, etc. J'étais
toujours en-dehors de ça. En plus, ils édictaient des lois. Alors
que moi, je ne suis que les lois que je décide moi-même, pas
celles qu'on m'impose. Donc j'ai jamais trop navigué dans ce
domaine-là. Le peu que j'ai fait, je l'ai fait dans ce qui s'appelle
« l'underground », c'est-à-dire les domaines
non-subventionnés dans lesquels on retrouve tous les réseaux comme
Metamkine et ainsi de suite. Mais j'ai vu très vite les limites de ce
réseau aussi. C'est-à-dire que l'underground c'est aussi quelque
chose qui produit des codes, qui s'institutionnalise au fil des années.
Je suis ce mouvement depuis vingt ans. J'ai vu un petit peu les navigations. Et
je ne me reconnais pas dedans non plus. Et eux ont du mal à me
reconnaître dedans. Je suis dedans quand même parce que j'ai
rencontré beaucoup de personnes. Je ne peux pas faire de généralité
non plus. Ils reconnaissent mon existence. Mais ce que je produis des fois les
bouscule vraiment beaucoup.
S.G.
: Mais pour revenir à ton travail, à ce que tu disais : tu
te sens compositeur, mais dès qu'il s'agit de diffusion tu te sens
« le cul entre deux chaises ». Comme si la position de
compositeur était remise en question par ce moment de la diffusion.
Traditionnellement, le compositeur était chez lui, il composait, et il
donnait sa composition à des instrumentistes qui
interprétaient/représentaient la pièce. Or, avec les
nouveaux dispositifs de production sonore, qui sont essentiellement
machiniques, donc qui peuvent fonctionner de manière
autonome-automatique, c'est le compositeur lui-même qui va devoir assumer
la représentation de son travail, penser la manière dont il va
mettre en représentation sa musique à travers des machines. C'est
à ce moment-là que l'enjeu de la représentation, de la
présentation, apparaît. C'est là que va se redessiner un nouvel espace qui
n'est plus celui de la production musicale. C'est peut-être cela que
n'ont pas pensé les compositeurs du GRM. Ils ont encore une vision
hyper-classique du compositeur qui ne fait que composer, mais qui ne pense pas
ensuite la diffusion de ses pièces, ce qui produit des contradictions
pas possible. Je pense que c'est vraiment là que la frontière
entre la musique et les arts plastiques se dissout. Parce que, à un
moment, il faut assumer la présentation de sa propre musique, de sa
propre production. Et là ça ouvre d'autres questions, que toi tu
poses dans ta manière de présenter les machines dans
l’espace, dans ta manière de construire un espace de diffusion.
A.F. : Dans la
musique concrète, la tradition veut qu'on joue sur un orchestre de
haut-parleurs. Je suis désolé, j'habite à Nantes depuis
douze ans, je n’ai pas un orchestre de haut-parleurs à
portée de main que je puisse louer ou emprunter pour diffuser ma
musique. Donc je suis contraint à quatre enceintes domestiques, mais
ça ne me convient pas. Cela m’oblige à inventer d'autres
choses.
S.G. :
D’autant que cela correspond encore à la forme classique. Il y a
un compositeur et des haut-parleurs qui font office d’instrumentistes.
Ils ne repensent pas à chaque fois comment présenter
spécifiquement la pièce qu'ils ont faite. J'ai l'impression, au
contraire, que pour chaque pièce que tu produis, tu penses la diffusion.
Il ne s’agit plus seulement des haut-parleurs. Chaque pièce va
demander une diffusion différente. Tu dois donc développer une
pensée de l'espace, de l'espace de présentation.
A.F. Là, si
je diffusais la musique de "Petites Musiques de Bruits" je mettrais
un haut-parleur dans le pavillon (du phonographe ) pour diffuser un morceau sur
le pavillon, par exemple. Et d'un seul coup ça serait une image autre
qu'un haut-parleur traditionnel comme ils font au GRM ou le GMEB.
L.K. : Lorsque
Pierre Schaeffer découvre les possibilités ouvertes par
l’accident de manipulation qui donna le sillon fermé, il envisage
la disparition, en tout cas dans le cadre de cette musique, de
l'instrumentiste, de l'instrumentarium. Il envisage autrement la diffusion de
la musique, par des haut-parleurs, des choses presque
dématérialisées. Dans cette découverte, se
profile une dissolution du scénique, de la mise ne scène de
l'instrumentiste, de l'orchestre. Ces aspects devenaient des questions
qu’ils allaient (Schaeffer et son école) pouvoir attaquer de front.
S.G. : Sauf qu'ils
ne l'ont pas fait.
L.K. : Ils l'ont
fait, mais à chaque étape de la construction de ce projet, des
petites doses de nostalgie se sont injectées jusqu’à ce
qu’ils en viennent à se demander : comment faire à
l'ancienne avec les moyens actuels.
A.F. : Le
problème avec Schaeffer c'est qu’il a poussé tellement loin
la conceptualisation de l'accident de départ qu'il a perdu l'essentiel
en cours de route. Il en a fait des lois. Et après il y a eu les
porte-paroles des lois.
S.G. : Il a voulu en
faire une science, quasiment.
L.K. : Parce que ce
qui me semble intéressant dans ton attitude par rapport à la
scène c'est justement de dire : quelqu’un a commencé
à dire qu'on allait faire disparaître la scène, mais
ensuite toute l’école a refait de la scène, sans être
capables de se dire qu'ils étaient en train de faire de la scène.
A.F. : Ce qui a son
importance, parce que quand tu es sur scène, tu ne peux pas faire n'importe
quoi par rapport à un public quel qu'il soit. Tu as certaines
règles qui déterminent ce qu'est une scène. Je l'ai appris par le
théâtre. Rien n'est gratuit sur une scène. Le moindre geste
que tu fais dans la vie quotidienne, qui passe inaperçu, tu le refait
sur scène, il prend une dimension tout autre. Il faut le savoir.
Ça a été complètement évacué par tous
les porte-parole de Schaeffer. Sur ce point il y a une question qui me
travaille depuis des années: il y a un paradoxe chez toutes ces
personnes, pour ne citer que celles de cette
génération-là: ils utilisent le haut-parleur. C'est le
vecteur principal de diffusion. Or, ils ne savent pas communiquer depuis
cinquante ans. Ils
font des concerts: personne n'est au courant. J'ai rencontré beaucoup de
musiciens qui sont allés aux concerts au GRM à Paris. On les
regardait de travers: "Qui c'est ceux-là? Ils sont pas là
d'habitude.", parce qu'en général ça se fait en petit
comité intime.
S.G. : Ils n'ont
même pas réfléchi sur la notion de diffusion, paradoxalement.
Ils l'ont prise comme une donnée naturelle.
A.F. : Ils ont
réfléchi en terme de composition. Ils se revendiquent toujours
comme faisant de l'expérimentation, de la recherche. Ça fait
bien. Et c'est tout. Diffusion? Regardes le nombre de disques produits par le
GRM en quarante ans. Il y en a combien? Et qui connaît? Qui connaît
la musique concrète en dehors de Pierre Henry, qui lui est un cas
à part, que je mets délibérément à part,
parce que c'est le seul qui ait un propos artistique, dans tout ce groupe de
gens. Mais sinon. C'est le paradoxe, selon moi, des utilisateurs du
haut-parleur: ils ne savent pas communiquer. On n'entend pas leur musique. Il y a un dilemme
très fort, parce que le haut-parleur est l'élément
essentiel des médias de communication. Il y a des hauts-parleurs sur la
télé, sur le téléphone, sur la radio, partout.
L.K. : Il y a une
sorte de naïveté vis-à-vis de la technologie,
naïveté qui réapparaît assez souvent en de mauvaises
occasions, de type : "ah, ben y'a le haut-parleur donc, c'est bon, on
va parler haut. Et c'est bon. On n'a plus rien à faire. On n'aura
qu'à murmurer et puis de toute façon ça va parler
haut.". Seulement on oublie le pilotage.
S.G. : C'est un
dispositif particulier, donc il faut le piloter.
L.K. : On a des
virtualités énormes, que ce soit avec le haut-parleur dans
la pression acoustique qu'il peut
produire, ou avec les puissances de traitement qu'on peut avoir, les puissances
de calcul des ordinateurs. Et en fait, on délègue sa
présence de créateur à cette puissance-là.
S.G. : Ils ont
transformé en une extension naturelle ce qui était une
prothèse. C’est pourquoi ils ont arrêté de la penser.
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